Disque ami : Louise Jallu, Jeu
   
 

C'était il y a longtemps peut-être, ou demain, un temps de jeux où La Lune et ses sœurs envoyaient des émissaires paisibles, où le monde savait très bien que quatre coins le feraient tourner en boule, où Toulouse était en Argentine, où Heinrich Band cherchait les clés des milongas du cœur, où Carlitos attrapait mille visages, où Ravachol se fringuait en boléro, où un chanteur de Sète, par une porte dérobée de l'Impasse Florimont, bricolait des chemins si réellement buissonniers qu'on y percevait le bavardage des fleurs moqueuses. En souvenir, l'aventure s'échappe par les soupiraux...

Jeu est un disque. Un disque aux hémisphères renforcés. Louise Jallu y joue du bandonéon, son instrument, l'instrument de Krefeld que des marins allemands et italiens apportèrent en Argentine. Dans l’exactitude imaginative de son langage poétique, quelque chose de sa musique nous enveloppe comme si elle était l'estafette de la musique toute entière. En éclats autonomes vis-à-vis d'inspirateurs revendiqués (Schumann, Berg, Bach, Ravel, Brassens), Louise Jallu saisit le momentané de l'infini plutôt que l'infini momentanément. Elle trouve la clé égarée sur une voie de chemin de fer lors de l'extinction d'un fanal et engendre au-delà des inspirations survivantes de générations, génère à son tour une famille d'expression. Toute une portée, la recherche des traces vécues n'est plus nécessaire. À mi-livret, un portrait de Louise Jallu et ses ombres, photographié par Sophie Steinberger (mais qui pourrait être de Man Ray), dit un peu tout ça. Et l'orchestre-écrin est impeccable : Mathias Lévy, Karsten Hochapfel, Grégoire Letouvet, Alexande Perrot, Ariel Tessier, Gino Favotti, grâce aussi aux arrangements conjoints de Bernard Cavanna et la visite de Cali.

Le « Boléro » de Maurice Ravel, ô combien joué, ô combien populaire, a fait l'objet de toutes sortes d’incompréhensions, de fascinations, d'obsessions. En témoignent évidemment tant d'interprétations depuis celle de Walther Straram le 22 novembre 1928, mais plus encore adaptations ou détournements : le duo Francis Blanche et Pierre Dac, Dizzy Gillespie, Katia et Marielle Labèque, Angélique Kidjo, The Joe Roland Quintet, Michele Di Toro, James Last, Jacques Loussier, Tomita, et bien sûr la version intelligemment cocasse de Frank Zappa, ou encore, le souvenir d'un orchestre symphonique à l’identité perdue, entendu il y a longtemps à la radio, mêlant « Le Boléro » à « La mer » de Charles Trenet. Mais lorsque Louise Jallu s'empare de l'œuvre, le retour aux sources devient, presque jalousement, littéral. Une quantité de détails si personnels forme l'immensité parallèlement à la pièce de Ravel. Ni tension, ni contradiction, ni ambiguïté, ni même de distance nécessaire permettant de situer l’ordre des choses, des relations, des interactions, ici l'œuvre de l’Apache est prise, à bras-le-corps et de tout cœur, à son ferment. Aucune trahison possible avec tant de beauté engagée.

En somme éveillée, Jeu troisième album de Louise Jallu, offre une série de neuf scènes d’action intime, de drame secret, d’illuminations dynamiques, de définitions limpides quand tout s’agite. Une forme irréductible.


 
Louise Jallu : Jeu – Klarthe, 2024
 
 
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